01 agosto 2006

Vidal-Naquet

Le Monde di ieri
di Nicole Lapierre:


"L'historien Pierre Vidal-Naquet est décédé dans la nuit de vendredi à samedi à l'âge de 76 ans, à l'hôpital de Nice, ont annoncé dimanche 30 juillet les éditions La Découverte. Il était dans le coma depuis lundi à la suite d'une hémorragie cérébrale".
Avec la mort de Pierre Vidal-Naquet, vendredi 28 juillet, à l'hôpital de Nice, des suites d'une hémorragie cérébrale, la cité s'assombrit. Car ce n'est pas seulement un grand historien que l'on perd, c'est aussi un recours et un repère : une conscience morale, un chercheur épris de justice et de vérité, une figure exemplaire de l'intellectuel engagé. En ces temps où la pensée trop souvent s'isole et se replie, sa voix va nous manquer, nous le savons déjà. Et il y a du désarroi à devoir parler au passé de cet homme d'érudition et de passion, porté d'un même élan vers l'histoire, la mémoire et les urgences du présent.

De l'Antiquité à l'actualité, d'Athènes à Jérusalem, d'Alger à Auschwitz, Pierre Vidal-Naquet a mené travaux savants et combats militants en cherchant obstinément à dire le vrai. "Je suis un homme passionné qui s'engage, doublé d'un historien qui le surveille de près, enfin, qui devrait le surveiller de près", disait-il, sans dissimuler la difficulté qu'il y avait à concilier ainsi deux êtres en lui. Double, il l'était par tempérament ; son ami Jean-Pierre Vernant le décrit "excessif parfois dans ses prises de position, et lucide, critique par rapport à lui-même, aux extrêmes dans ses attitudes et mesuré, centriste dans sa réflexion".

Double également dans ses attachements à la France des valeurs républicaines et au destin juif. Et aussi dans sa manière de travailler sur des "couples d'oppositions", en reliant le mythe et la tragédie, la chasse et le sacrifice, les systèmes de pensée et les formes de sociétés.

Double, enfin, dans son existence même, prise entre le feu de l'action et le recul de la réflexion. Cette dualité, qui irriguait sa vie et lui donnait cette ouverture au monde déjouant les spécialités et les identités clôturées, prenait sa source dans une longue généalogie familiale.

Pierre Vidal-Naquet est né le 23 juillet 1930, à Paris, au sein d'une famille de la bourgeoisie juive assimilée, profondément républicaine et résolument patriote. Il était le premier enfant de Lucien, avocat parisien, et de Margot, issue d'une vieille famille comtadine. Des deux côtés, une
lignée de Français déjudaïsés qui n'avaient pas, pour autant, renié leurs origines.

Moïse Vidal-Naquet, son trisaïeul, marchand de vin à Montpellier et responsable consistorial, écrivait dans L'Echo du Midi du 7 mai 1843 : "Au temple ou à l'église, l'on est juif ou chrétien ; dans les actes de la vie politique, l'on doit être français avant tout." Edmond, son grand-père,
avocat lettré et mélomane, fut un farouche dreyfusard, comme son grand-oncle Emmanuel, personnage aux multiples activités professionnelles et politiques (banquier, économiste, journaliste, membre du premier comité de la Ligue des droits de l'homme...). A l'évidence, une figure de référence."

*CONTRE LA RAISON D'ETAT*

C'est à 11 ans, en pleine guerre, que le jeune Pierre apprend ce que fut cette lutte, pour la justice et contre la raison d'Etat, menée au nom d'une haute idée de l'honneur de la France : "Toute ma vie a été marquée par le récit que m'a fait mon père à la fin de 1941 ou au début de 1942 de
l'affaire Dreyfus."

La famille est alors réfugiée à Marseille. Les temps sont menaçants, mais de l'inquiétude croissante des parents, du sentiment de Lucien notant qu'il "ressent comme Français l'injure qui lui est faite comme juif", des contacts pris avec la Résistance, les enfants, protégés et insouciants, ne savent rien. Deux ans plus tard, le 15 mai 1944, c'est la "brisure" quand Lucien et Margot sont arrêtés, puis "l'attente", lancinante et vaine après leur déportation à Auschwitz. L'ombre portée de ce drame ne se dissipera jamais.

Orphelin au sortir de l'adolescence, il revient à Paris, termine ses études secondaires et entre en hypokhâgne à Henri-IV. C'est là, en 1947-1948, qu'il prend la décision de "se consacrer à l'histoire". Les classes préparatoires, puis la Sorbonne, ces années de formation sont celles d'une vie intellectuelle intense, où il découvre la politique, s'éprend de littérature, de théâtre et de poésie. Celles, en même temps, où se nouent d'indéfectibles amitiés. Avec le futur indianiste Charles Malamoud, c'est "un coup de foudre". Malamoud est alors communiste, l'attraction du PC est "écrasante", Vidal envisage d'adhérer, sous réserve de "faire de l'opposition à Staline". Impossible évidemment!

Cet intransigeant n'est pas fait pour la discipline de parti. L'indépendance est dans les revues. Avec Pierre Nora et d'autres, il lance Imprudence, un titre qui claque tel un défi, trois numéros seulement, mais l'un d'eux lui vaut une lettre de René Char, avec ces mots : "Tenez votre liberté et surveillez vos illusions, vous n'en serez que plus profond." Sous le signe de Char et celui du jeune Péguy se précise une aspiration. Entre Jaurès et Platon s'affirme une vocation.

Au printemps 1955, il obtient son agrégation et, l'automne suivant, est nommé professeur au lycée Pothier d'Orléans. La guerre d'Algérie entre dans son douzième mois, un nombre croissant de jeunes Français sont jetés dans la "sale guerre" et, sur les premiers intellectuels exprimant leur opposition, les arrestations commencent à tomber. Celle de l'universitaire André Mandouze, le 9 novembre 1956, le fait "entrer dans l'action". Contre cette guerre coloniale qui déshonore son pays, il mobilise dès lors toute son énergie : il faut rompre le silence, alerter les consciences !

Quand son vieil ami de lycée, l'historien Robert Bonnaud, lui raconte les massacres perpétrés par l'armée française, Vidal l'exhorte à témoigner, porte son texte à la revue Esprit, qui le publie en 1957, et s'attend à un immense scandale. Il n'en est rien, c'est le début d'un long combat. La même année, il devient l'un des principaux animateurs du comité Maurice Audin, du nom de cet assistant de mathématiques à la faculté des sciences d'Alger, arrêté le 11 juin 1957, déclaré "évadé" le 21 et, en réalité, tué par les militaires.

En 1958, il publie, aux Editions de Minuit, le dossier de L'Affaire Audin, une pièce à conviction contre la censure et le mensonge. Puis, avec le même acharnement sur les faits, il anime la revue Vérité-Liberté. Suspendu d'enseignement en 1960 (il est alors assistant à Caen) pour avoir signé le Manifeste des 121 sur le droit à l'insoumission, il milite en "permanent",
multipliant articles et interventions publiques.

Ce qui le pousse à se mobiliser tout entier ? Une exigence à la fois morale et politique et une profonde indignation dans laquelle résonne l'écho d'épreuves anciennes : son père a été torturé par la Gestapo et l'affaire Audin, qui rappelle le montage mensonger de l'affaire Dreyfus, est aussi l'histoire d'une disparition, qui évoque celle de ses parents. Au fond de son "engagement total", il y a une dette à l'égard du passé que le présent doit honorer. Elle est nôtre désormais : ce que l'on sait sur la torture dans la République, sur les forfaitures de la raison d'Etat, sur ces
ferments de totalitarisme nichés dans l'apparente quiétude démocratique, on le sait, pour l'histoire et l'avenir, grâce à lui.

Avec la fin de la guerre d'Algérie, en mars 1962, Vidal-Naquet revient à la pensée grecque, au CNRS d'abord, puis à la VIe section de l'Ecole pratique des hautes études, devenue en 1975 Ecole des hautes études en sciences sociales, où il enseignera jusqu'à sa retraite, en 1997.

La Sorbonne et ses "dévots d'une Grèce immortelle et éternelle" n'est pas faite pour cet homme rétif à tous les dogmes. Son parcours sort des sillons préétablis : point de thèse ni de maître ouvrage, mais des essais qui renouvellent l'approche de la culture hellénistique. Ces travaux ne le conduisent pas pour autant à délaisser le présent. Il est de ceux qui lancent, en novembre 1966, le comité Vietnam national, qui dénoncent le coup d'Etat des colonels, à Athènes, en avril 1967, ou que l'on retrouve en Mai 68 heureux de sentir passer un "souffle de liberté".

*DESTIN JUIF*

C'est aussi à partir de la fin des années 1960 que Vidal-Naquet va multiplier prises de position et réflexions sur le destin juif. Côté engagement, après la victoire israélienne de 1967, il avance, dans Le Monde, l'idée d'une paix fondée sur l'existence de deux Etats, et il ne cessera ensuite de prôner un rapprochement israélo-palestinien.

Son dernier acte public est la signature d'un appel intitulé "Assez !" à propos du Proche-Orient, paru dans Libération du 27 juillet au nom du collectif "Trop c'est trop". "A l'opposé de la logique guerrière, nous pensons que des victoires militaires ne garantissent pas l'avenir d'Israël",
écrivent les sept signataires, avant de conclure : "Assez de cette course effrénée vers l'abîme."

Côté savant, en étudiant La Guerre des Juifs de Flavius Josèphe - qui témoigne de la confrontation entre l'hellénisme et le judaïsme -, il découvre une figure du lointain néanmoins familière : Josèphe, un homme à la croisée des cultures, et un "intermédiaire", comme Vidal-Naquet lui-même voulut l'être "entre les Arabes et les Juifs". Par ailleurs, à travers
plusieurs textes autobiographiques., il revisite l'histoire de ce franco-judaïsme dont il est issu. Et, dans de nombreuses préfaces à des ouvrages sur le génocide et les camps, il éclaire les rapports entre la mémoire, le témoignage et l'histoire. Enfin, contre les négationnistes,
Assassins de la mémoire, il mène avec l'ardeur du militant et la rigueur de l'historien un combat exemplaire.

Pierre Vidal-Naquet est mort et les temps sont plus sombres. Mais il nous reste le sens de sa vie intense, de ses engagements en conscience, de sa passion historienne tendue vers une vérité dont il savait qu'elle ne pouvait être qu'un horizon. On a envie de dire qu'avec lui, et après lui, ses combats continuent : le mensonge et l'injustice ne passeront pas.

*Bibliographie*

L'Affaire Audin (Ed. de Minuit, 1958).
La Raison d'Etat (Ed. de Minuit, 1962).
Clisthène l'Athénien, avec Pierre Lévèque, (Belles Lettres, 1964).
La Torture dans la République (Ed. de Minuit, 1972).
Mythe et tragédie dans la Grèce ancienne, avec Jean-Pierre Vernant (éd.
Maspero, 1972).
Les Crimes de l'armée française (éd. Maspero, 1975).
Le Chasseur noir (éd. Maspero, 1981).
Les Assassins de la mémoire (La Découverte, 1987).
Les Juifs, la Mémoire et le Présent (La Découverte, 1991).
La Grèce ancienne, avec Jean-Pierre Vernant, (3 vol., Seuil, 1990-1992).
Mémoires, I et II (Seuil/La Découverte, 1995-1998).
L'Atlantide. Petite histoire d'un mythe platonicien (Belles Lettres, 2005)."

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